Lors de notre campagne d’étude en République démocratique du Congo, l’occasion inattendue nous a été offerte d’assister à la grève qui opposait la direction générale de la filiale locale d’une multinationale occidentale à la majorité des ouvriers à qui on venait d’imposer un système d’attribution de primes individuelles de performance en vue d’accroître leur productivité. Depuis l’implantation de cette filiale à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, la rémunération de ces ouvriers ne comportait pas de primes individuelles, mais des « récompenses collectives » distribuées sous forme de lots de produits en nature par le P.D.G. de cette filiale. Autrement dit, cette reconnaissance sous forme de gratification matérielle dont l’importance (en valeur ou en volume) variait en fonction des performances réalisées par chaque atelier venait s’ajouter au salaire fixe versé individuellement à chaque salarié selon sa qualification et son ancienneté. Toutefois, à l’intérieur de chaque atelier de production, c’est-à-dire dans une même communauté de travail, tous les membres, excepté les chefs d’équipes, recevaient un lot d’importance égale, essentiellement composé de produits alimentaires qu’ils avaient fabriqués et conditionnés eux-mêmes. De fait, la grève a éclaté au lendemain de la présentation officielle de ce nouveau système, donnée par la direction des ressources humaines dans les différents services et ateliers de production.
Pour arrêter cette grève, la direction de cette entreprise a d’abord fait appel à un second cabinet conseil, mais cette fois-ci d’origine européenne. Ses recommandations se résumaient essentiellement à la nécessité pour les dirigeants et les responsables des ateliers de rester fermes : « Vous devez affirmer votre autorité, et au besoin, séparez-vous des récalcitrants ou faites appel au pouvoir politique. Il faut que vous arriviez à garder le cap, sinon vous perdrez sur tous les tableaux. » Bien que les pressions exercées ensuite par les dirigeants aient été fortement appuyées par quelques agents du système politico-administratif local, la grande majorité du personnel a refusé de reprendre le travail, et la production s’est arrêtée pendant trois semaines. Mais pourquoi ces ouvriers africains – ayant des salaires plus bas, des bouches plus nombreuses à nourrir que leurs homologues occidentaux – ont-ils tant résisté, alors qu’ils perdaient leurs salaires et risquaient même d’être licenciés?
Vers la fin de la seconde semaine de grève, la direction générale a constaté les limites de son approche autocratique. De même culture que les salariés en grève, le directeur du personnel, qui n’avait pas osé s’opposer aux directives des consultants engagés par sa direction générale, profita de cette occasion pour déclarer que le cabinet qui venait de les conseiller n’avait pas compris les mécanismes en œuvre dans cette résistance collective des ouvriers des quatre ateliers de production. À la lumière de cette analyse, le directeur général demanda au responsable du personnel de réunir quelques anciens salariés, réputés pour leur influence sociale à la fois sur les ouvriers à l’usine, mais aussi dans le quartier d’implantation de cette entreprise, afin de mieux comprendre ce qui se passait. Ce conseil de « sages » institué pour la circonstance et composé de personnes somme toute très attachées à l’entreprise a permis de mettre le doigt sur les enjeux à la fois économiques et identitaires pour lesquels les salariés ont préféré perdre trois semaines de salaire et risquer leur emploi plutôt que d’accepter l’individualisation des primes de productivité. Comme cela arrive assez souvent aujourd’hui dans les cas de transferts de technologies et de modèles de gestion de pays phares vers des pays moins avancés, aucun des deux consultants qui nous ont précédés dans cette filiale n’avaient envisagé que la plupart des salariés en grève avaient depuis longtemps pris l’initiative de mettre en place un système solidaire d’organisation du travail. Plusieurs principes et règles forment la base de ce système : l’apprentissage mutuel et la complémentarité des compétences, l’assistance réciproque et la solidarité au travail, c’est-à-dire une organisation fondée sur le modèle circulatoire qui leur permet de réaliser collectivement les objectifs assignés à chacun dans des délais inférieurs aux normes officielles (par exemple, les cadences, le volume de production) définies par le bureau des méthodes. Connu des chefs de service et des agents de maîtrise, ce système ne l’était pas au niveau de la direction générale. Mais tant qu’il ne gênait pas la productivité et qu’aucun ouvrier n’avait proposé ses services à la concurrence, le directeur du personnel, qui était également au courant, n’avait pas jugé nécessaire de le dénoncer ni de le combattre en faveur de l’alignement des ouvriers sur les standards de travail décidés par le bureau des méthodes de cette multinationale. Les ouvriers travaillaient depuis trois ans dans cette usine quand ils ont constaté que leurs salaires ne suffisaient pas à satisfaire les besoins de leurs familles. Ils se sont donc organisés pour travailler de façon complémentaire et solidaire à l’usine, et se sont associés pour monter de petits commerces ou des ateliers artisanaux leur permettant d’arrondir leurs fins de mois, sans toutefois remettre en cause le niveau de productivité exigé à l’usine.
Autrement dit, dans les quatre ateliers en grève, les relations dépassaient de loin le cadre professionnel. En effet, les complicités ainsi établies et les relations tissées dans l’informel amenaient chaque membre à rester très solidaire des autres en cas de difficulté familiale ou professionnelle. La grève pouvait d’autant plus durer que leurs maigres salaires étaient complétés par le revenu de leurs activités parallèles. En cas de problème ou de réduction des revenus comme ce fut le cas pendant cette grève, l’assistance réciproque fonctionnait à merveille dans une ambiance chaleureuse et amicale. Pour tout dire, une espèce de « tontine des énergies et des compétences » fonctionnait sous forme d’échange de services mutuels et de complémentarités opérationnelles à l’usine, mais aussi au village, et servait à régler les problèmes des uns et des autres. C’est seulement après avoir analysé la situation et compris les différents mécanismes en jeu que le conseil des sages – élargi de quelques personnalités influentes et reconnues par les communautés environnantes, mais également par les salariés initialement réunis par le directeur du personnel − a pu présenter des solutions pertinentes, fruits de sa réflexion collective. Un processus de concertation tenant compte de toutes les catégories du personnel avait donc été engagé avec comme principe directeur le respect des enjeux respectifs de l’entreprise et des ouvriers en grève.
Plusieurs réunions ont été nécessaires pour en arriver à un accord : la direction générale a accepté d’augmenter les salaires de tous les ouvriers moyennant un volume de production légèrement plus élevé que d’habitude. De plus, la direction générale a reconnu le fait que la grève pouvait durer très longtemps, mais aussi que les ouvriers pouvaient aisément accroître leur productivité grâce aux méthodes efficaces de travail collectif qu’ils avaient préalablement mis au point à l’insu du bureau des méthodes.
Source: Evalde MUTABAZI
Culture et gestion en Afrique noire : le modèle circulatoire
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